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9 avril 2009 4 09 /04 /avril /2009 08:14



Qu'est-ce que la musique ? Grande question qui peut amener des milliers de débats, définitions, thèses... mais si l'on s'en tient aux éléments qui la caractérisent, c'est très simple, les éléments qui font la musique sont  :
- Mélodie
- Harmonie
- Rythme
- Son
- Forme

Il est bon de revenir parfois aux fondamentaux, surtout lorsqu'ils permettent, comme ici, de comprendre en quoi un musicien peut être un vrai génie... car pour chacun des éléments qui composent la musique, Duke Ellington n'a pas été juste "bon", il a été exceptionnel : 

- Mélodie

Avant Ellington, le jazz était  de l'interprétation (après lui aussi)... le jazzman reprend une chanson, un thème, se l'approprie et en livre sa version. Parfois, il compose ses propres morceaux, mais ce n'est pas le cas le plus fréquent. Ellington, lui, s'est distingué des jazzmen de l'époque en composant la plupart des morceaux qu'il jouait et, surtout, bon nombre de ses créations sont devenues de grands standards du jazz... In a Sentimental Mood, Satin Doll, It don't mean a thing (if it ain't got that swing), Mood Indigo, Solitude, Prelude to a Kiss, Sophisticated Lady, I'm beginning to see the Light, Cotton Tail, Just Squeeze me (but don't tease me), I Got it bad (and that ain't good), Do Nothin' Till You Hear From Me, Don't get around much anymore, In a mellotone, C Jam Blues, I let a song go out of my heart, Drop me off in Harlem, Something to live for, All too soon, Day dream, etc... sans parler de Take the "A" Train, Perdido et Caravan, trois morceaux écrits par des membres de son orchestre mais qui ont la "patte" Ellington.
Avec Ellington, le jazz s'est enfin trouvé un grand compositeur ; plus besoin d'être obligé de piocher dans le répertoire de Gershwin ou des auteurs blancs de ballades pour trouver des mélodies séduisantes, un des leurs était capable de leur procurer des standards de très grande classe. Des standards aux mélodies d'une qualité hors du commun, à la fois imparables et dignes (ce qui n'était pas toujours le cas des morceaux de music-hall ou populaires qu'ils revisitaient).
Come l'explique James Lincoln Collier, dans le tome I (des origines au Swing) de son excellent ouvrage "L'aventure du Jazz"" : "Ellington était, probablement, le meilleur compositeur de thèmes courts, de brèves mélodies et même de fragments mélodiques dans l'Amérique du XX° siècle. Je ne parle pas seulement des innombrables et superbes thèmes qu'il a écrits [...], mais je veux parler surtout des motifs très courts, des fragments mélodiques qui surgissent comme par enchantement dans ses compositions. Une composition d'Ellington est parsemée de petits motifs dont certains sont certes élaborés mais dont d'autres apparaissent et disparaissent, surgissent et s'évanouissent comme des reflets, des miroitements à la surface de la musique. Les thèmes de "A Jubilee Stomp", de "Rockin' in Rythm", de "Blues with a feeling", de "Cotton tail", de "A Old Man Blues" sonnent aussi frais, nouveaux, alertes que lorsqu'ils furent composés".   

- Son

Les mélodies d'Ellington auraient suffit à le faire rentrer dans le panthéon du jazz... et pourtant, il a été encore plus remarquable dans ses orchestrations, apportant au jazz des sonorités inédites, fascinantes... ce mélodiste exceptionnel était aussi un coloriste de génie.
On doit à Ellington le style "jungle", à la fin des années 20, qui consiste à recréer musicalement l'impression d'une jungle imaginaire... à la fois jungle africaine et jungle urbaine. Pour cela, il a particulièrement développé - en collaboration avec ses musiciens - l'utilisation de sourdines, ces trompettes et trombones "bouchés" avec des effets "wa wa", le "growl"... Le Duke - surnommé ainsi dans sa jeunesse parce qu'il était toujours très élégant... son père était majordome à la maison blanche - avait le son le plus "dirty" de l'époque.
Ellington ne s'est pas arrêté à ce style "jungle", il a sans cesse travailler sur les combinaisons orchestrales, les couleurs sonores... un des exemples les plus marquants étant le bien nommé Mood Indigo. Avant Mood Indigo, les choses étaient simples dans le jazz... la trompette jouait le thème principal, la clarinette brodait par-dessus sur des notes aiguës, et le trombone accompagnait sur des notes graves. Rien de plus normal, cela correspond à la tessiture de ces instruments, il n'y avait aucune raison de faire autrement. Les habitudes sont tenaces, jusqu'à ce qu'un génie vienne bouleverser les choses - pas simplement pour le plaisir de la contradiction, sinon, ça n'aurait pas d'intérêt - et arrive à rendre possible et remarquable ce qui aurait été chez un autre considéré comme une grossière erreur d'orchestration. Ellington, donc, fait jouer un trombone bouché dans l'aigu et la clarinette dans le grave, sur un thème rêveur qui devient ainsi encore plus envoûtant avec cette couleur si particulière.
Autre exemple, à la fois ludique, spectaculaire et brillant, Daybreak Express ; où comment retranscrire à l'orchestre le son d'un train en marche tout en le faisant swinguer (tous les morceaux que je cite sont bien entendu dans la playlist ci-dessous).

- Harmonie

Ellington n'a pas eu une formation musicale "classique" (bien qu'il se soit intéressé de près à la musique classique), il a beaucoup appris en autodidacte... contrairement à ce qu'on pourrait penser tant il semble maîtriser mieux que tout autre jazzman la composition et l'orchestration. Mais c'est justement cette "faiblesse" qu'il a su transformer en force, qui lui a permis d'expérimenter des harmonies et sonorités inédites, parce qu'il arrivait à les faire "sonner" de manière intéressante, même si elles allaient à l'encontre des règles. Là encore, c'est en "peintre" qu'Ellington utilise bien souvent les harmonies, se préoccupant plus de la sonorité que des lois de l'harmonie. 
Wagner s'est mis assez tardivement - pour un compositeur classique - à étudier vraiment la musique, il est pourtant le compositeur qui a le plus révolutionné l'harmonie avant le XX°, celui qui est allé chercher les harmonies les plus originales et complexes... Debussy savait, à partir d'accords, tirer les couleurs les plus originales et saisissantes. Transposé dans le monde du jazz, Ellington, c'est à la fois Wagner et Debussy...
Le talent d'Ellington, c'est aussi d'avoir su utiliser des dissonances originales qui, chez un compositeur lambda, auraient semblé "dures", difficiles... mais lui savait parfaitement, par sa finesse d'écriture et sa musicalité, les faire passer avec fluidité et les rendre séduisantes.
Exemple de l'audace harmonique d'Ellington, le génial Koko, morceau étudié en détail par Edward Bonoff qui a relevé une abondance de 11° mineures, très rarement employées dans le jazz de l'époque...

- Rythme

Les deux grands orchestres du swing sont indiscutablement ceux de Duke Ellington et Count Basie. Si celui de Basie est en général considéré comme le plus "swinguant" (Basie au piano, Freddy Greene à la guitare, Walter Page à la contrebasse, Jo Jones à la batterie... difficile de trouver une meilleure section rythmique swing... et je ne parle même pas du jeu de sax de Lester Young)... celui d'Ellington n'a bien entendu pas à rougir à côté.
It don't mean a thing (it it ain't got that swing) aurait popularisé le terme "swing"... rien d'étonnant de la part d'un morceau qui soit autant irrésistible d'un point de vue rythmique. 
Quant à l'introduction de rythmes cubains dans le jazz... on pense souvent à Dizzy Gillespie, mais à l'origine, il y a encore Ellington, avec le célébrissime Caravan.
Pas besoin de m'étendre sur le génie du rythme chez Ellington, vous n'avez qu'à écouter la playlist ci-dessous pour vous en convaincre... si vous n'êtes pas transporté par ce swing magistral, c'est que vous êtes définitivement allergique au jazz (ou que vous êtes un fan hardcore de Basie).

- Forme

Ellington a été le premier jazzman à se lancer dans l'écriture de morceaux longs, notamment des "suites"... le disque et la radio imposaient des formats courts, mais cela ne l'a pas empêché de passer outre, de tenir à écrire des "oeuvres" qui ne soient plus de simples chansons ni des morceaux d'orchestre de 3 minutes. 


Le génie d'Ellington, c'est aussi d'avoir su relier mieux que tout autre jazzman les "opposés"... musique savante et musique populaire, légèreté et profondeur, musique blanche et musique noire... et les mélanger sans faire de la soupe. La soupe, ce sont ces orchestres jazz -  le plus souvent blancs - qui ont cherché une pseudo-respectabilité en lissant le jazz (moins de rythmes "sauvages", moins de sons "dirty"), histoire de le rendre plus acceptable pour les blancs... une sorte de "bouillie" classico-jazz, qui n'a ni la complexité du classique, ni la chaleur ou le côté "charnel" du jazz (le parallèle avec le rock progressif est vite fait). Duke Ellington a fait l'inverse, il a réussi à la fois à garder - et même accentuer - ce qui fait du jazz une musique dont les racines les plus anciennes et profondes se trouvent dans les musiques africaines (expressivité privilégiée à la "pureté" du son, rythmes)... et à porter au plus haut l'art de l'orchestration dans le jazz. 
Alors que la couleur de la peau, source de tant de discriminations, a été un problème pour nombre de jazzmen (qui regrettaient de ne pas être blancs pour être mieux considérés), Ellington s'est toujours montré particulièrement fier de ses origines et de sa couleur... "Say it loud, I'm black and I'm Proud" aurait parfaitement pu être sa devise...

L'orchestre de Duke Ellington (avec, bien sûr, le duke au piano), en 1943 (même si le morceau date de 1931), sur It don't mean a thing (if it ain't got that swing)... un parfait exemple pour apprécier le jeu avec les sourdines des cuivres et les effets "wa wa" :



Playlist : bon nombre de titres sont des années 30 - le son ne permet donc pas de toujours bien saisir la richesse de la sonorité de l'orchestre - mais j'ai préféré favoriser les originaux.





Une bio assez bien faite d'Ellington, sur Grioo.com :
Duke Ellington, le maître à penser du jazz

Duke Ellington sur
wikipedia

Histoire du Jazz
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commentaires

T
Et je repars demain pour quatre jours... pitain, qu'est-ce que je vais encore louper :-(
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G
THOM : Tu étais en vacances à ce moment-là... je m'en souviens, je me disais "ah merde, j'espère qu'il lira tout de même cet article"... là, je suis rassuré^^
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T
Tiens, la newsletter n'a pas dû partir sur celui-là... toujours est-il que je découvre cet EXCELLENT article seulement maintenant. Une honte :!
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G
CRAFTY : Je ne crois pas avoir lu celui-là... merci du conseil, je vais essayer de le trouver...LOU : En fait, il a fait un peu de peinture dans sa jeunesse (et son père, après avoir été majordome, est devenu dessinateur dans la marine...) Mais je ne sais pas du tout si on peut trouver ses peintures...[et je n'ai pas été sévère avec Idothée, je tiens juste à ce qu'elle ait les bonnes références pour trouver cet excellent bouquin^^]
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L
 Un article, illustré, sur le jazz et sur art-rock.Merci, G.T. ![c'est vrai que ça ne "fera" peut-être pas 300 commentaires]Est-ce que le Duke n'était pas peintre ? quelqu'un connaît-il des oeuvres qu'il aurait signées ? [G.T., sans t'obliger, ne sois pas sévère avec Idothée, "collie", c'est juste son air bergère des Causses] 
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C
Tu as lu "Les Maîtres du jazz" de Lucien Malson G.T. ?<br />  <br /> Ma dulle si née me l'a offert, je n'ai pas encore lu la partie sur le Duke (juste King Oliver et Sydney Béchet, ce qui était fort intéressant), mais il y a fort à parier que ce bouquin t'intéresserait énormément (en plus des sus-cités, il y parle de Fats Waller, Lester Young, Billie Holiday, Charlie Parker, Stan Getz, Thelenious Monk, Miles Davis, John Coltrane et même B.B. King).<br />  <br /> Pour ma part, Ellington c'est surtout avec Mingus et Roach. Mais la Far East Suite, assez difficile d'approche contient des titres mémorables.
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G
Dr. F : Au moins, on ne pourra nous accuser à chercher à faire de "l'audience"... on sait bien, quand on écrit un article sur le jazz, que ça va pas attirer les foules...
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D
ce qui me rassure dans un sens (mais m'attriste aussi) c'est le nombre de comm' que tu te tapes qd tu écris sur le jazz... au moins ça confirme le désert que je subis qd je fais de même sur mon blog lolà croire vraiment que le jazz se mérite...
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G
DAHU : (je crois que j'ai épuisé mon quota de lèche pour le trimestre, là) Meuuu non... il n'y a aucun quota pour la lèche ici... mon ego n'en a jamais assez^^CHRISTIAN : Il fallait bien un article sur Ellington pour te faire revenir :-)Chloé... c'est vrai, mais arrivé à 30, j'ai arrêté d'en ajouter...Tu fais bien de parler des solistes, je n'ai pas traité le sujet (alors qu'Ellington a déclaré qu'il écrivait en fonction de ses solistes... le Concerto for Cootie en est un parfait exemple) Bubber Miley, bien sûr, qui est celui grâce auquel Ellington a pu développer ce son "jungle"... Barney Bigard (Mood Indigo), le solo de trompette de référence de Ray Nance sur Take the A train, les incontournables Webster et Blanton... je suis d'accord, j'ajouterais juste Johnny Hodges...IDOTHEE : Déjà je copie et je colle :  James Lincoln Collie, "des origines au Swing" Mais n'oublie pas de coller le "r" à Collier... La référence exacte est :James Lincoln Collier : "L'aventure du Jazz" tome 1 : Des origines au swing. (et le tome 2 sur le jazz post-swing est aussi très bon...)Ces bouquins de Collier sont ce que j'ai lu de plus intéressant sur le jazz...Et j'aime beaucoup ce que tu dis sur ""voir faire la musique" en concert, c'est très juste...  
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I
Houho ....Voilà un article qui m'apprend beaucoup.Déjà je copie et je colle :  James Lincoln Collie, "des origines au Swing" Voilà un bouquin que je vais offrir à mon frangin, (après l'avoir lu sans l'abîmer ).Tu dis "peintre du jazz".Ca me fait penser qu'étrangement, quand je vais à un concert, je dis que je vais écouter, mais je pense que je vais voir. Je vais voir de la musique. Ce n'est pas la même attitude. Je ne suis pas dans les mêmes dispositions et ça ne me fait pas le même effet quand j'écoute seulement. Qu'est ce que je vois ? Je crois que je vois "faire" de la musique. Je vois leur plaisir à jouer. Ca passe par le mouvement.
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C
Longtemps que je n'étais pas passé par ici, et hop, un petit article sur le Duke ! Enfin petit... non un trés bon papier, rien à rajouter.Sinon que je regrette l'absence de "Chloé" dans ta playlist, mais ça c'est personnel. Et le choix est tellement vaste.Bon, il ne te reste plus qu'à compléter avec les quelques solistes qui l'ont accompagné : Bubber Miley, Barney Bigard, Ben Webster, Ray Nance, et tant d'autres.... et de parler du grand et si méconnu contrebassiste qu'a été Jimmy Blanton.
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D
Bon bon bon, si tu continues comme ça GT, je vais finir par ne plus être un ignare en matière de jazz, et ça c'est chouette ! ;-)Instant compliment : déjà, ton histoire du jazz très synthétique, c'est vaaaachement bien pour aiguiller un non-initié, mais un article sur une sommité comme Ellington, je dis encore bravo et merci !Et en plus, t'es au moins aussi fan de "Moanin" que moi, donc j'ai vraiment envie de t'envoyer des bisous électroniques^^Et puis une dream-team Ellington/Mingus/Roach, je dis miam miam ( et merci le Doc !)(je crois que j'ai épuisé mon quota de lèche pour le trimestre, là)
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G
Dr. F : disons qu'on a vu plus long de ta part :P Oui, mais faut pas oublier d'y ajouter le complément indispensable, la playlist de 30 titres^^ Quant à Money Jungle et son trio exceptionnel, j'adore aussi, bien sûr...
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D
suite...Je dois avouer (mais pour le coup Ellington n'y est pour rien), n'étant pas un fan des grands ensembles et autres big bands (l'exception étant Sun Ra... que voulez-vous...), je retiens plus le Duke en petite formation, ce qui n'enlève rien aux qualités citées précédemment.Alors c'est pas original, mais c'est vrai que le AllStar Band Ellington/Mingus/Roach sur Money Jungle avait une sacrée gueule.
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D
quand j'ai vu le sujet, me suis dit "oulah! ça sent l'article fleuve" lolEt en fait non, enfin disons qu'on a vu plus long de ta part :P
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